Thomas Philippe a Mgr Desmazières

Cette lettre écrite en 1977 par le Père Thomas Philippe,  fut faite à la demande explicite de Mgr Desmazières (évêque de Beauvais de 1965 à 1978)  pour « préparer une rencontre » comme il l’écrit. 

ATTENTION ! Ce document est une retranscription intégrale d’un double personnel en mode “brouillon” qui été modifié et corrigé plusieurs fois. Ce qui est en italique a été écrit par lui dans des versions précédentes. Ce document a été  communiqué à l’Arche par Xavier Le PICHON qui possède actuellement des textes et des archives personnelles du Père Thomas. Cette lettre est donc en principe une « copie » en principe fidèle de l’original reçue par Mgr Desmazières et signée par Thomas Philippe.

Une authentification par rapprochement avec celle signée de sa main n’est toutefois plus possible car les archives du diocèse de Beauvais de cette époque ont disparu

Thomas Philippe à Mgr Desmazières

 Les Événements de 1952

Je voudrais tout d’abord montrer comment les événements se sont déroulés. Il semble nécessaire de rappeler dans quelle situation je me trouvais à l’Eau Vive en 1952.Pendant Ia guerre, en 4l-42, le Père Garrigou-Lagrange n’ayant pas eu de permis des allemands pour venir faire lui-même la visite apostolique du Saulchoir, le Saint-Office m’avait désigné comme visiteur et ensuite comme Régent des études.Après 4 années où je fus Régent des Études, Ie Père Général, répondant au désir de la Province, avait désigné un autre Régent des études, mais il m’avait demandé de rester professeur et il m’avait encouragé dans la fondation de l’Eau Vive. Comme il l’avait dit lui-même : « il faut continuer là, de façon paisible, sans lutte extérieure, l’œuvre  que vous avez commencée comme Régent. » Il m’avait demandé de rester très fort en relation directe avec lui pour le choix des professeurs et l’organisation du programme de l’Eau Vive.
Le Père Avril, qui était alors Provincial, supportait difficilement cette ingérence de Rome.
En 1953 il y eut des dénonciations très graves sur ma vie personnelle, faites au Père Provincial, le Père Avril. Elles étaient réelles dans Ia matérialité des faits, mais elles furent accompagnées tout de suite de très graves indiscrétions dues au Père Avril, auxquelles ont été ajoutés des commentaires calomnieux par ceux qui supportaient difficilement ma présence au Saulchoir.
Par amour pour Ia Sainte Église, qui m’avait confié au Saulchoir la tâche de Visiteur et ensuite de Régent des Études, et après mon temps de Régent, de fondateur de l’Eau Vive, sachant très bien que je serai jugé à Rome beaucoup plus sévèrement, j’écrivis moi-même au Général, le Père Suarez, pour le mettre au courant des faits qui m’étaient reprochés. Il m’envoya tout de suite son assistant et il me fit venir à Rome. 
Son assistant demanda à Jean (Vanier) de me conduire lui-même à Rome. Jean, jusqu’à cette date, ignorait absolument tout des faits qui m’étaient reprochés. C’est le Père Paul Philippe, à Rome, en 52, qui les lui fit connaître. Je sais que Jean lui fit cette réponse alors : « Je garde toute ma confiance au Père Thomas. S’il s’est trompé dans sa vie privée, je sais qu’avec les avertissements de I‘Eglise, il agira avec une conscience plus éclairée et je peux donc avoir encore plus confiance en lui. Il sera encore plus rectifié. »
Le Père Suarez parla de cette affaire au Saint-Offïce, qui le chargea d’abord de s’en occuper lui-même. Dès que j’ai vu le Père Suarez à Rome, il me demanda de faire une retraite de huit jours près de Jésus, pendant la Semaine Sainte, en 1952. Je peux dire que je confiais alors toute cette affaire à Jésus et à Marie, leur demandant uniquement de faire de moi ce qu’ils voulaient.
Sous le coup du terrible choc reçu à l’Eau Vive avant de partir, c’était vraiment toute ma vie que je remettais entre les mains de Dieu. Les premiers jours furent très durs mais le Jeudi Saint Jésus et Marie voulurent bien me reprendre très fort intérieurement pour me soutenir.
Le Père Général me demanda alors si je consentirais à voir un psychiatre et à m’entretenir avec lui au sujet de tout ce qui m’était reproché.
Je vous avoue que ce fut très dur pour moi de confier ma vie intime à un psychiatre. Le Père Général me laissa choisir mon psychiatre. II fit venir à ce moment-là le Docteur Thompson à Rome. Le Docteur Thompson était un ancien assistant de Freud et un ancien disciple de Jung. Il s’était ensuite converti au catholicisme et était devenu l’ami et le conseiller du Secrétaire Général de I’UNESCO. C’est alors que je l’avais connu à l’Eau Vive. Il était venu me demander de l’aider à corriger et approfondir la doctrine de Freud et de Jung à la lumière de l’Évangile et de la théologie catholique.
Après un séjour à Rome de quelques semaines, le Père Avril m’envoya en pénitence aux Trappes de Citeaux d’abord, puis de Septfonds.
Vers la fin de 52, le P. Suarez passa à Paris pour une visite canonique.
Sur le conseil du Dr Thompson, le P. Suarez m’envoya alors près du Dr Préaut, à Annel, au HEIF (Hameau Ecole de l’Ile de France) pour un premier séjour.
Le Père Suarez m’avait placé à Annel afin de me donner un temps de repos et de prière, et en même temps de réflexion psychologique avec les Docteurs Thompson et Préaut.
Le Père Suarez avait très bien compris combien j’avais souffert des indiscrétions du Père Avril et de toute l’opposition des professeurs du Saulchoir qui n’avaient jamais pleinement accepté la visite canonique que j’avais dû faire sur l’ordre du Saint-Office, et qui n’étaient pas mécontents de me voir humilié.
Le Père Suarez tenait donc à me mettre à l’écart. Il m’a dit alors qu’il me gardait toute sa confiance, et qu’après ce temps de repos et de réflexion à Annel, il arrangerait tout lui-même avec le Saint-Office.
Durant le séjour à Annel, le Père Général m’avait permis et même conseillé de rester en relation amicale avec Jean Vanier pour l’aider dans la charge qu’il avait prise à l’Eau Vive pour me remplacer, sur le conseil même de Jean XXIII, alors Nonce à Paris, qui était venu à l’Eau Vive juste 15 jours avant mon départ.
En 53, le Père Avril, qui acceptait difficilement ma retraite à Annel, m’envoya au couvent de Corbara. C’est là que je connus des épreuves intérieures très fortes et que je fus ébranlé de toutes manières.
Au début de mon séjour à Corbara, le Père Avril fut cassé comme Provincial et le Père Ducatillon le remplaça. Peu de temps après, le Père Suarez fut tué dans un accident d’auto, et comme j’étais très ébranlé de toutes façons par mon séjour à Corbara, le Père Ducatillon m’envoya de nouveau à Annel pour un second séjour. C’est durant ces deux séjours à Annel que je pus approfondir et connaître la psychologie et toute la mentalité laïque française.Le Cardinal Brown, devenu Général, me rappela en Italie vers la fin de 54 en vue du procès, à Naples puis à Rome. Après le procès, j’ai passé un peu plus de deux ans chez les trappistes de Frattochie, puis je revins au couvent de Sainte Sabine où je suis resté jusqu’en 63.
(barré, mais écrit dans une première version) : On m’avait permis de dire la Sainte Messe, mais je ne pouvais pas la dire dans l’église. Il fallait que je la dise tout à fait seul, dans un petit oratoire, et le moindre apostolat m’était interdit, même le plus simple dans les parloirs. Cette suspicion était devenue si lourde que je me posais vraiment la question si Dieu ne voulait pas que je demande la réduction à l’état laïc, pour retrouver au moins la liberté intérieure et n’être plus dans un état continuel d’angoisse et de tentation, dans lequel me maintenait cette situation violente qui allait à l’opposé de mes aspirations les plus profondes. Surtout que ce temps à Sainte Sabine se passait au moment du Concile, que je suivais avec beaucoup d’ardeur, et l’attitude de l’Eglise à mon égard me semblait en opposition complète avec le nouveau visage qu’elle paraissait vouloir prendre. 
Le Père Général, alors le Père Fernandez, comprenant mes souffrances me renvoya en France au mois d’août 63, d’abord chez ma vieille maman, et ensuite le Père Provincial, alors le Père Kopf, m’envoya à Trosly-Breuil, en accord avec le Dr Préaut.
Tout au début des épreuves en 52, le Père Général m’avait demandé si je consentirais à voir un psychiatre et à m’entretenir avec lui au sujet de tout ce qui m’était reproché. Par obéissance, j’avais consenti, et c’est alors qu’il m’avait confié au Docteur Thompson, et par lui au Docteur Préaut ; et c’est pourquoi j’ai été à Annel au Hameau-Ecole.
Les purifications du Saint Esprit, de 1952 à 1963

Je voudrais maintenant indiquer les purifications les plus profondes par lesquelles le Saint Esprit et Jésus ont voulu purifier mon pauvre cœur de toutes façons durant cette longue période de retraite, de pénitence, de dépouillements de toutes sortes, de 1952 à 1963.
Plus j’y réfléchis dans la prière, ou plutôt plus je laisse Jésus me faire revivre cette période à la lumière de sa Croix, de son agonie et de sa passion, pour mieux répondre à votre demande et me préparer à notre rencontre, plus il m’apparaît évident que Notre Seigneur a voulu alors me préparer d’une façon toute particulière à ce qu’il attendait de moi à Trosly. Mais en même temps il m’apparaît évident que le démon a cherché de toutes manières à établir des malentendus et à tout embrouiller.
Je voudrais indiquer : I) Comment Notre Seigneur s’est servi de ces épreuves pour me faire connaître Ia psychiatrie et me mettre en relation avec Annel et le Docteur Préaut.2) Comment il m’a préparé lui-même au procès par des épreuves intérieures.3) Comment pendant [e procès il m’en a fait profiter. 4) Comment pendant les années de pénitence qui ont suivi Il m’a transformé.
Connaissance du monde psychiatrique : Comment Jésus a voulu me faire connaître le monde psychiatrique et s’est servi de ce procès pour me faire approfondir la psychologie de Freud, avec deux psychiatres amis, pour la confronter avec la pensée chrétienne :Il m’a été très pénible alors de sentir que beaucoup de frères et de supérieurs mettaient en doute mon équilibre psychique et mental. Je dois reconnaître qu’à cette époque il m’avait paru plus pénible que l’on me considère comme un malade mental plutôt que comme un pécheur, car je me rendais compte si nettement que les hommes gardent leur confiance ou la redonnent à un pécheur repentant, mais qu’ils n’ont jamais confiance en un malade mental. Cette suspicion par rapport à mon équilibre, que je sentais alors si générale dans mon Ordre, m’a plongé dans une très grande solitude. Les deux séjours à Annel m’ont énormément appris au point de vue moderne. Ce fut très pénible pour moi, mais à ce moment-là, à cette époque, les psychiatres, en les personnes des Docteurs Thompson et Préaut ont été vraiment pour moi les bons samaritains. Ce sont eux qui ont été les instruments de Dieu pour m’empêcher de sombrer. Tout ce travail psychologique se fit aussi en liaison avec Jean Vanier, car le Docteur Thompson trouvait bon, pour ces conversations, de l’amener souvent à Annel. Jean Vanier, que le Père Suarez m’avait permis de voir et m’avait même recommandé de rencontrer pour le conseiller à l’occasion à propos de l’Eau Vive, a été avec les docteurs Thompson et Préaut mon soutien alors. C’est surtout à ce moment de si grande détresse que Dieu a noué notre amitié. Jean Vanier ne connaissait absolument rien des faits qui m’étaient reprochés jusqu’en 53, et c’était d’accord avec l’assistant que le Père Général avait envoyé à Paris dès que je lui avais écrit qu’il m’avait lui-même conduit en voiture à Rome où l’assistant du Père Général a bien voulu que je le reçoive dans le Tiers Ordre dans Ia chapelle dc Sainte Sabine.
Mon séjour de ces deux ans à Annel, avec toutes les conversations que mes supérieurs m’avaient demandé d’avoir avec les Docteurs Thompson et Préaut m’ont fait connaître le monde moderne de l’éducation laïque et de la psychiatrie. Dieu avait voulu déjà un peu m’initier, car les premiers livres de Freud et de Jung avaient paru en France quand j’étais professeur de philosophie au Saulchoir. J’avais eu à les recenser dans notre revue des Sciences Philosophiques et Théologiques.
Le point d’interrogation par rapport à mon équilibre psychique et mental est demeuré malgré les rapports des Docteurs Thompson et Préaut, car aussitôt après le procès, en 54, on a encore voulu que je voie à Nice un psychiatre, mais je n’ai jamais eu connaissance de son rapport et je ne sais pas ce qu’il pensait de moi.
Quelques mois plus tard, le Père Général, qui n’était plus le Père Suarez mais le Père Brown, a insisté près de moi pour que je fisse un séjour de six semaines à l’hôpital psychiatrique de Lyon, à l’infirmerie des Pères de Saint Jean de Dieu. Le Père Paul, au lendemain du procès, m’avait alors demandé au nom du Saint-Office de faire ce séjour en hôpital psychiatrique. Mais à ce moment-là, je me sentais si brisé de toutes manières par le procès que j’avais supplié de pouvoir au moins auparavant me reposer près de Dieu, à la Trappe, ce qui me fut accordé. (Barré : le Père Gagnelet lui-même insista auprès du Père Paul afin qu’il m’accordât cette grâce.)
Après mon séjour à AnneI, le Dr Thompson m’avait recommandé, comme médecin, de ne pas accepter de voir d’autre psychiatre sans qu’il puisse être lui-même consulté. II m’avait mis très en garde contre les psychiatres et m’avait dit qu’étant donné mon tempérament très sensible et très délicat, des psychiatres qui ne me connaissaient pas pourraient me faire beaucoup de mal. Mais dans ces deux cas le docteur Thompson, mon médecin, ne put intervenir, bien que j’avais demandé qu’on le consulte.
Par esprit d’obéissance, en me confiant à Dieu seul, j’acceptai d’aller voir ces médecins tout â fait inconnus. Ce fut une épreuve très rude. J’ai été te plus loyal possible avec eux. Je n’ai jarnais eu connaissance de leurs rapports. Ils m’ont donné l’impression de remplir leur besogne à contrecœur. Ils étaient corrects pour moi, mais sans plus. Je n’ai pas trouvé beaucoup de compréhension auprès d’eux, mais plutôt une attitude dure et sévère. Ils ne semblaient rien comprendre à ce que je tâchais de leur expliquer. Je crois que cette suspicion par rapport à mon équilibre psychique et mental demeure, ou du moins a été très profonde dans l’Ordre et à Rome. Elle doit exister encore chez le Père Hamer qui était pendant mon procès* Régent des Etudes au Saulchoir et qui a dû être très prévenu contre moi. Il succédait au Père Camelot, qui a été beaucoup plus compréhensif et bienveillant pour moi. 
Le docteur Thompson qui avait été choisi au procès de Nuremberg des criminels de guerre comme expert des anglo-saxons a beaucoup souffert dans cette affaire car pendant le procès et juste après on ne lui a pas permis de me revoir à Rome, et [e Cardinal Brown a suspecté son rapport, sous prétexte qu’il était mon ami. Ce fut pour lui une très grande épreuve, car il m’a dit lui-même qu’il n’avait jarnais été suspecté par les autorités civiles comme il l’avait été à Rome.
Le séjour à l’hôpital psychiatrique de Lyon fut très pénible car j’y étais vraiment considéré comme un malade. Un jour le frère de Saint Jean de Dieu, mon infirmier, ne m’apporta pas le petit-déjeuner et quand il vint à midi, j’hésitai de le lui faire remarquer, mais je pensai plus charitable et plus conforme à l’esprit de l‘Evangile de garder le silence. Il en prit prétexte pour me démontrer que j’avais bien « décroché », comme mes supérieurs le pensaient, que j’étais amorphe, sans réaction, en plein rêve, puisque je ne m’étais même pas aperçu qu’il ne m’avait pas apporté ce repas. Mais ce séjour m’a été si précieux pour comprendre à Trosly nos handicapés et ceux de l’hôpital psychiatrique de Clermont. Jésus s’en est servi pour m’unir si fort à eux. Je reste toujours leur frère. Sans avoir été soi-même considéré comme un malade, il n’est pas possible de comprendre leur souffrance.
2) Les épreuves intérieures qui ont brisé mon moi agressif
Ces épreuves intérieures ont eu lieu surtout pendant mon séjour en Corse, en 53-54.
Après un premier séjour à Annel, le Père Avril, mon Provincial, m’a envoyé au couvent de Corbara où je suis demeuré une année. Je me trouvais là alors dans une solitude totale, ne pouvant revoir que rarement les médecins auxquels le Père Suarez m’avait confié car le Père Avril voulait m’éloigner d’eux. C’est pendant cette période de solitude totale que je connus des épreuves intérieures encore beaucoup plus douloureuses que toutes les épreuves extérieures, qui m’unirent si fort à l’agonie de Jésus et m’unirent si intimement à son Cœur douloureux.Ce sont ces épreuves intérieures, envoyées directement par Dieu et suscitées aussi sans doute par le démon pour essayer de me jeter dans le désespoir, qui m’ont ensuite apporté le plus d’aide durant Ia période du procès. Dans cette solitude complète à Corbara, Dieu me fit connaître un peu les souffrances et agonies dont parle sainte Thérèse de Lisieux à Ia fin de sa vie. Dieu me fit vivre un peu la mentalité des athées. Bien souvent aussi dans l’oraison, il me semblait réellement perdre la tête et devenir fou. J’avais alors une tentation terrible de quitter l’oraison pour éviter cet ébranlement, de fuir la prière pour ne pas connaître ces tentations terribles. Mais en même temps, j’avais au fond de mon cœur la certitude que si je fuyais la prière à ces moments-là, je désobéirais à Dieu et je perdrais mon intimité avec lui. Je n’avais jamais connu de telles souffrances intérieures auparavant, je ne les ai jamais connues à un tel degré depuis. Ces épreuves intérieures ont été, de fait, le seul soutien, mais le soutien le plus puissant que Dieu lui-même m’a donné pendant le procès et toutes les humiliations extérieures qui suivirent, car le procès lui-même et toutes les humiliations extérieures ne me paraissaient rien en comparaison de ces épreuves intérieures.C’était alors l’existence même de mon Dieu, du Dieu d’amour et de mon pauvre cœur humain pour le recevoir, qui était comme profondément ébranlée. C’était comme si le démon cherchait à m’arracher l’unique trésor qui me restait dans ce déluge total qui m’avait enlevé tout ce qui, dans le monde extérieur, comptait pour moi. Mais c’est bien par ces épreuves que Dieu a réellement brisé, me semble-t-il, mon moi agressif et orgueilleux d’intellectuel et de théologien, et qu’il m’a donné par là une nouvelle ouverture pour les positions théologiques des autres.
Après ces épreuves, il me devenait indifférent d’être considéré comme un déséquilibré et un malade mental par mes supérieurs, car ces épreuves m’avaient vraiment détaché de ma « tête » : je la lui avais donnée. Je ne demandais plus à Jésus qu’une seule chose : garder un cœur pur, pauvre, humble et doux, pour l’aimer et aimer sa Mère et pour aimer les pauvres pécheurs.Ce sont ces épreuves intérieures qui m’ont le plus aidé pendant le procès de 1954. Avant d’avoir connu ces épreuves, il m’aurait été impossible, je crois, de supporter toutes les longues heures d’interrogatoire et de discussion durant ce procès qui a duré plus d’un mois. J’aurais sûrement perdu la tête ou je serais tombé dans le désespoir ou la dépression la plus profonde. 
Même après ces grâces intérieures, à l’issue de chaque séance d’interrogation de toute une matinée qui m’ébranlait profondément, il fallait que le Saint Esprit me replonge dans le Cœur de Jésus, dans le sein de Marie, et me fasse redevenir un tout petit enfant, ou un agonisant sans pensée, ne vivant que collé aux cœurs de Jésus et de Marie, pour retrouver la force de vivre et de continuer la route.
Lors de ces interrogatoires terribles, j’avais dit au Père Paul la tentation de désespoir de me jeter sous un train en retournant à Sainte-Sabine après l’interrogatoire. En réalité, cette tentation n’a jamais été effective. Mais je la comprenais si bien.
Les épreuves et les grâces durant le procès
Le Père Suarez, avec qui je m’étais entretenu en 1952, m’avait dit : « je vous garde toute ma confiance. » Il m’avait demandé d’abord de faire une retraite spirituelle de huit jours avec Dieu durant la Semaine Sainte de 1952. Puis il m’avait demandé de voir les psychiatres en qui j’avais confiance et avec qui je pourrais parler très librement pour éclairer les rapports entre le spirituel, le mystique et le psychique. Il le faisait surtout je crois pour rassurer le Père Avril et le Saint-Siège. Il comptait me faire faire ensuite une sorte de confession devant le Saint-Office, mais il m’avait recommandé alors, quand je paraitrais devant les juges du Saint-Office, de ne pas entrer dans le domaine intime de ma vie, d’éviter les subtilités, de rester strictement au plan du for externe. Mais en 54, quand je me suis trouvé en face du Père Paul, celui-ci eut une attitude tout autre. II me conseilla au contraire de tâcher d’expliquer mes intentions les plus profondes, c’était presque une psychanalyse qu’il me conseillait, bien que de façon toute différente.
Pendant tout le procès et depuis, je sens que le Père Paul est toujours demeuré très troublé. Il m’a dit lui-même que ce procès restait pour lui un affreux cauchemar. Pour moi avec toutes les épreuves intérieures et les grâces de Dieu, il reste, certes, l’époque la plus douloureuse de ma vie, une participation très intime à l’agonie de Jésus.
Après ces 20 années, le procès reste pour moi le temps de ma vie le plus douloureux mais aussi un temps de purification surtout par toutes les humiliations qu’il a comportées. Le cardinal Philippe me disait, quelques années après, que toute cette période était pour lui comme un affreux cauchemar ; pour moi ce fut plutôt une agonie terrible, que je ne pus vivre qu’en une union très profonde avec Jésus et Marie, mais qui demeure avant tout la plus grande grâce de ma vie. Ils me donnèrent alors un tel amour pour Jésus et son Eglise durant chaque jour du procès, et pendant les longues années de pénitence et de punition qui suivirent, que ce temps reste pour moi un temps de grâce et d’une miséricorde infinie de mon Père.
Ma plus grande souffrance a été de me sentir suspecté et condamné par la Sainte Eglise, qui a toujours été la réalité d’ici-bas que j’avais placée au-dessus de tout : de ma patrie, de ma famille, de mes amis que j’aimais au-dessus de tout le reste. Pendant la guerre de 40, Jésus m’avait demandé un détachement total par rapport à ma patrie, comme il avait déjà commencé de le faire au moment de la condamnation de l’A.F. : envisageant que le nord pouvait devenir allemand, j’avais senti très fort au moment où chacun partait pour l’Angleterre, que Dieu me demandait comme apôtre de rester là où il m’avait fait naître et de renoncer effectivement à ma patrie, s’Il le voulait. J’avais toujours vécu ma vie religieuse comme un détachement effectif par rapport à ma famille que j’ai toujours beaucoup aimée, pour être totalement uni à Jésus et à son Eglise. Mais tous ces détachements me paraissaient si peu de choses en face des souffrances du procès.
Pendant ce procès, j’enviais vraiment les chrétiens de l’Est, persécutés et torturés par les communistes : être persécuté par les ennemis de Jésus et de son Eglise était vraiment pour moi une béatitude en face de cette souffrance affreuse de me sentir suspect, comme rejeté en qualité d’apôtre par ma mère la Sainte Eglise, que le Saint Esprit me faisait en même temps aimer de plus en plus. Et je ne pus supporter cette agonie terrible qu’en union très profonde avec Jésus et Marie. Mais cette période reste une période de grâce, un vrai sommet, dans le sens de l’humiliation, du dépouillement, de l’agonie, mais d’une agonie d’amour qui est peut-être la plus grande grâce de ma vie.Le Père Paul reste très troublé, car je ne crois pas profondément qu’il me pense déséquilibré, bien que ce serait la solution qui le rassurerait le mieux. Il reste très troublé, car pendant tout le procès et ensuite, il m’a trouvé toujours profondément paisible. Il me sent en paix avec Dieu, il sent que ma conscience tout intime du cœur n’est pas troublée, et qu’à ce plan, ma vie garde une profonde unité. Lui-même m’a dit lors de ma dernière visite à Rome pendant le pèlerinage de Foi et Lumière : « J’ai la conviction que vous n’avez jamais offensé gravement Jésus et Marie. » Mais cette conviction même le plonge d’autre part dans le trouble car il se demande toujours si j’ai réalisé Ia gravité très grande des faits que la Sainte Eglise me reproche.
Je pense qu’en un sens ce qui le trouble le plus est qu’il ne sent pas en moi la psychologie d’un grand pécheur repentant. Certes, il reconnaît que le procès et toutes les épreuves m’ont profondément humilié et ont changé profondément mon cœur, en enlevant cette agressivité de théologien que j’avais avant, et il a toujours reconnu mon attitude d’obéissance à Ia Sainte Eglise. Mais il admet difficilement les explications des deux psychiatres qui m’ont le mieux connu et qui affirment qu’au fond de la conscience humaine il y a un secret qui échappe à tout homme, même au psychiatre, et qui relève uniquement de Dieu. Après les entretiens que j’ai eus par obéissance avec le docteur Thompson, qui m’avait vu vivre et qui avait une véritable confiance d’ami en moi, celui-ci m’avait dit : « En définitive c’est vous seul qui pouvez savoir les raisons profondes pour lesquelles vous avez agi. Il y a là un secret entre Dieu et vous. Nous pouvons seulement, à partir de l’ensemble de votre vie et des fruits qui paraissent en résulter, décider pratiquement si nous pouvons et devons avoir confiance en votre personne, en la rectitude profonde de votre cœur, ou non. » Je sais qu’il m’avait gardé sa confiance, il me l’a dit, comme du reste le docteur Préaut.
Actuellement, je me rends parfaitement compte de toutes mes maladresses pendant le procès. J’aurais dû suivre la directive donnée, dès le début, par le Père Suarez. Pour moi, le procès a été faussé dès l’origine par le fait que le Père Paul Philippe était depuis son ordination sacerdotale mon fils spirituel, très docile et très obéissant. Si la législation civile n’accepte jamais qu’un fils juge son père, si d’un point de vue psychanalytique, un fils ne peut psychanalyser son père, ceci est plus vrai encore d’un point de vue surnaturel. Sur ce point, la grâce est plus exigeante que la nature. Sans doute un fils selon la chair pourra juger au plan de la grâce son père, dans la mesure où, en ce domaine, l’homme peut juger ou plus exactement pardonner, mais un fils spirituel selon la grâce ne peut juger celui qui a joué vis-à-vis de lui un rôle de père.Certes je sais très bien que le Père Paul l’a fait dans une très bonne intention, et en un sens je lui suis très reconnaissant d’avoir accepté de le faire. Ce fut une permission de Dieu et peut-être même un vouloir de son bon plaisir, car, grâce à lui, je pus passer mon temps de pénitence dans une Trappe où je fus très libre pour prier et où les moines, amis du Père Paul ont été pour moi d’une charité exquise. Et surtout ce procès lui-même a été si mystérieusement pour moi source de tant de grâces. Je sais que ce fut pour le Père Paul en un sens beaucoup plus cruel et douloureux que pour moi. Mais je pense que cela a vicié profondément le procès.
D’une part les dénonciatrices lui ont parlé non comme à mon juge mais comme à mon ami très intime, et d’autre part moi-même, par imprudence, j’ai essayé de lui faire comprendre les attitudes les plus profondes de mon cœur au moment de ces faits, que moi-même je ne puis expliquer et justifier d’un point de vue psychologique et que je jette dans le Cœur de Jésus, et abandonne à sa miséricorde et à son amour. Avec trop de simplicité, je lui affirmais très fort, comme je le sentais, que mon cœur au plus intime était en paix avec Dieu. C’est ce qui l’a profondément troublé comme juge.
Depuis je trouve toujours chez lui une certaine ambiguïté. Quand il m’écrit et me parle en ami il y a une compréhension parfaite de ma vie actuelle, de mon apostolat, de mon enseignement, sans revenir sur les faits passés dans leur matérialité – c’est comme une parenthèse, un cauchemar comme il me le dit. Mais quand il reprend son attitude de juge, il reste troublé, semble-t-il, il ne comprend pas, et dès lors il est méfiant car il a cherché une explication et il a placé le procès à ce plan, et il ne trouve pas d’explication plausible. Mystérieusement, c’est le même domaine du secret du cœur qui m’a le plus aidé à approfondir avec Thompson et Préaut les rapports entre la psychologie et Ia psychiatrie et la vie théologale du chrétien en ce qu’elle a de plus personnel.
Dès l’origine, avant même le procès, le docteur Thompson converti cherchait dans l’Eglise de Jésus la religion de la communion et de l’amour. Il était venu me voir non pas pour faire de Ia psychologie avec moi, mais pour me demander ce que la théologie et les saints enseignaient sur la vie de la grâce qui dépassait la psychologie. Lors de notre première conversation, il m’avait dit : « le plus intime et le meilleur de la personne humaine échappe à l’analyse psychologique. Que disent les saints et les théologiens sur ce secret du cœur ? » Je lui ai parlé des fruits de l’Esprit Saint selon saint Paul, et tout de suite il m’avait répondu : « c’est ce que je cherche ! »
Durant toutes ces années de réflexions si personnelles et si profondes que j’ai eues avec lui par obéissance, nous avions essayé de voir ensemble, lui-même, le docteur Préaut et moi, comment ce qu’il y a de plus personnel dans l’homme, qui vient directement de son Dieu, surtout quand ce cœur a été profondément travaillé, unifié, approfondi, sensibilisé par le cœur de Jésus et de Marie, comment tout ce domaine intime échappe à toute analyse psychologique. Tout ce travail de réflexion m’a beaucoup aidé par la suite pour comprendre le décret de Vatican II sur Ia liberté religieuse.
Le procès, tel qu’il s’est déroulé pour moi, a donc été une véritable torture spirituelle, intérieure. Quand on m’avait au début du procès proposé de prendre un avocat, j’avais demandé le Père Arnou, sj., professeur à Ia Grégorienne, que j’avais connu quand j’étais professeur à l’Angelicum. Mais comme il n’était pas consulteur du Saint-Office, je ne pus l’avoir. J’avais pensé alors au Père Béa, mais comme le Père Paul semblait me dire qu’il ne pourrait pas m’aider et que le Père Paul, en dehors des séances de juge, était toujours pour moi un ami si compréhensif et si bon, je n’ai pas insisté. J’ai eu sûrement un avocat d’office. Mais je ne l’ai jamais vu, je n’ai jamais eu de correspondance avec lui, je n’ai même pas su son nom.
Durant tout ce procès, j’ai été absolument seul, sans aucune relation avec quiconque, même pas avec le Père Marie-Dominique, mon frère, ni avec mes médecins. Je ne voulais pas, du reste, avoir de relations avec le Père Marie-Dominique qui avait tout ignoré avant le procès, car j’avais trop peur qu’on ne le trouve suspect, car au Saulchoir, en face de certaines calomnies et de certaines indiscrétions très graves, il m’avait défendu trop franchement, avec beaucoup de courage.
Certes, le Saint Esprit s’est montré alors, plus que jamais, l’ami le plus intime, qui me comblait au plan de la conscience du cœur, après chaque séance d’interrogation de la matinée et pendant l’après-midi qui suivait. Il me faisait tout oublier, redevenir un tout petit. Certes, les grâces d’agonie de Corbara demeuraient très proches et elles gardaient toujours leur effet, en brisant mon agressivité et en empêchant par-là toute attitude de révolte, mais pendant le procès c’était surtout des grâces de tout petit et de bien-aimé que me donnait le Saint Esprit pour me soutenir.
Pendant ces après-midis et les nuits qui suivaient, le Saint Esprit ne m’a jamais, je crois, donné un amour si tendre, si fort, si brûlant. Je n’ai jamais connu une telle intimité avec Jésus et Marie qu’à ces moments bénis. Sous ce signe, tout ce procès est resté pour moi avant tout un temps de grâce et de béatitude. Mais quand je me trouvais en face de mes juges, l’Esprit Saint me laissait dans une pauvreté et une faiblesse extrêmes. Ces juges n’étaient pas des ennemis de l’Eglise, et le Saint Esprit me laissait bredouiller, ne donnait aucune lumière pour trouver les paroles idoines… Parfois même il me laissait sans force. Il m’est arrivé de m’effondrer en sanglots devant le Père Paul.
En dehors des interrogatoires, le Saint Esprit ne me laissait pas la liberté de penser paisiblement à ce qu’il faudrait dire ou écrire. Quand j’étais seul, dès que je pensais ou réfléchissais à tout cela, j’étais plongé dans une angoisse terrible, et les tentations de désespoir étaient toutes proches. Je sentais bien que si je n’étais pas d’une vigilance extrême, cet état d’angoisse et de désespoir risquait même de me jeter dans la révolte.
Une après-midi du procès, en particulier, je l’ai senti très fort. Je me promenais dans le jardin de Sainte-Sabine, je regardais Saint-Pierre, et j’ai senti monter en moi une tentation violente de révolte par rapport à la personne de Pie XII (pendant le procès, j’avais souvent demandé au Père Paul de pouvoir écrire directement au Pape, en lui disant qu’il y a des secrets du cœur que seul un père peut comprendre, et sans refuser catégoriquement, il m’en dissuadait fortement). Le Saint Esprit m’a fait alors si bien comprendre qu’il fallait sans réfléchir m’enfoncer dans le cœur de Jésus et de Marie pour redevenir un tout petit. Et il m’a donné à ce moment un nouvel amour pour la personne même du Saint-Père et m’a fait entrer si profondément dans le mystère de l’Eglise.
Une fois seulement, étant dans le jardin de Sainte-Sabine et regardant la coupole de Saint-Pierre, j’eus une tentation de révolte envers le Saint-Père, Pie XII, que j’avais vu personnellement à propos de la visite canonique du Saulchoir, juste après la libération de la France, car pendant le procès j’avais naïvement demandé de pouvoir voir le Saint-Père, ou pouvoir lui écrire directement pour lui expliquer ma souffrance. Mais je pus surmonter rapidement cette tentation en priant pour lui, et surtout en m’attachant avec amour à sa personne comme vicaire de Jésus, et en demandant à Notre Seigneur de me purifier dans mon amour de la Sainte Eglise, en me la faisant aimer comme Il l’aimait lui-même. 
Le Docteur Thompson était protestant ; il s’est converti au catholicisme à cause de la papauté, car il aimait dire : « Un conseil peut être juste et prudent, mais il y a des intuitions, et surtout des intuitions de miséricorde que seul le cœur d’une personne peut avoir. » Pour lui, parce que l’Eglise de Jésus était bien l’Eglise de l’amour, l’Eglise des pauvres, il ne fallait pas que Jésus lui donne comme chef suprême un secrétaire général d’un concile ou d’une fédération d’églises, mais un humble et pauvre vicaire de Jésus lui-même, directement en contact avec son cœur. Dans mes souffrances, ma consolation était de savoir que les procès et les sentences du Saint Office sont signées par le Cardinal secrétaire, c’est-à-dire par le Saint-Siège, et non pas par le Pape en personne.
Durant tout le procès et les jours qui suivirent, pendant le carême et le temps pascal de 54, le Saint Esprit se donna si fort comme l’Ami et le Consolateur, et l’intimité qu’il me donnait avec Jésus et Marie grandissait sans cesse. Ils se donnèrent d’une façon si intense en la nuit qui a précédé la Pentecôte que je me demandais le matin si Dieu, par une intervention miraculeuse près du Saint-Père, allait venir à mon secours, ou si, au contraire, le Saint Esprit me préparait à une nouvelle épreuve. Le lendemain le Père Paul venait officieusement, en ami, la veille de la sentence officielle, me donner la nouvelle de l’issue du procès : j’étais suspendu de dire la messe, des pouvoirs de confesser, et je devais me retirer pour un temps de pénitence à la Trappe.
Le temps de pénitence

Pendant le procès et durant l’année qui suivit, la Sainte Eglise m’a demandé de ne plus célébrer la Sainte Messe. Ce fut, certes, une peine terrible, qui atteignit mon cœur de prêtre au plus intime, car j’ai eu ma vocation sacerdotale dès ma communion privée, à l’âge de six ans, et elle a toujours été au centre de ma vie. Dès cet âge, mon amour pour la Sainte Eglise, et spécialement le Saint-Père, a toujours été au cœur de mon existence. J’ai toujours, je crois, aimé l’Eglise plus que ma patrie et que ma famille.
Heureusement, jamais la Sainte Eglise ne m’a refusé la sainte communion. Chaque jour du procès j’ai pu communier, et pour me consoler le Père Paul Philippe m’a toujours dit que le Saint-Office n’avait jamais pensé à l’excommunication, c’est-à-dire à m’exclure de l’Eglise. Et par là cette épreuve m’a fait si bien comprendre que le saint sacrement, le sacrement essentiel, substantiel, si on peut dire, n’est pas le sacerdoce mais l’Eucharistie, et que le prêtre n’en est que l’humble et pauvre serviteur.
Ce n’est pas le prêtre qui est le meilleur communiant, mais celui qui est le plus pauvre, le plus humble, le plus pénitent. Je crois n’avoir jamais communié avec autant d’amour et d’humilité que pendant ce procès et le temps de pénitence qui a suivi. Par miséricorde et pour éviter le scandale, mes supérieurs religieux m’ont demandé de ne pas communier au couvent, mais d’aller dans Rome, dans les églises les plus pauvres, de changer chaque jour d’église pour éviter d’être remarqué. Ou ensuite, chez les Trappistes, je communiais comme pénitent avec les frères convers. Ces communions au milieu des pauvres petites vieilles de Rome et des frères convers trappistes restent pour moi un souvenir si doux…
J’avoue que je ne me suis jamais senti si libre intérieurement que pendant ce temps où je ne pouvais plus faire aucun apostolat, où ma vie chrétienne n’avait plus que l’Eucharistie, dans l’humilité d’un tout petit et d’un pécheur. Certes il m’a été très doux de redire ma messe après cette longue année de suspense, mais je l’ai reprise comme un poids de souffrance. J’aimais encore plus mon sacerdoce, mais uniquement parce qu’il m’unissait à la Croix de Jésus. Ce grand jeûne d’un an de la célébration de la sainte messe m’a fait comprendre que l’Eucharistie est bien, pour le prêtre comme pour tout pauvre, son seul repos, sa seule nourriture ; et que son sacerdoce est un service, et un service qui implique le sacrifice.
Depuis ce temps de pénitence, je ne suis plus attiré d’abord par les « belles âmes », privilégiées de Dieu par les grâces divines ou les prévenances humaines, comme je l’étais un peu auparavant, mais avant tout par les pauvres pécheurs, par leur misère, par les mourants et les agonisants, et par les pauvres en esprit, handicapés mentaux ou malades mentaux. Il est certain que le long séjour à l’hôpital psychiatrique de Lyon m’a fait sentir ma solidarité si profonde au plan de Jésus avec tous les malades mentaux et c’est ce séjour qui m’a le plus aidé à comprendre à Trosly nos handicapés, et à aimer tant les malades de l’hôpital psychiatrique de Clermont.
Avant l’épreuve de 52, je gardais très fort une conscience de théologien et de professeur : dans mes cours, j’étais attiré surtout par les nobles et belles intelligences, certes tout illuminées par la foi, car j’ai toujours été beaucoup plus théologien que philosophe, j’ai toujours mis la foi infiniment au-dessus de la raison. Mais après cette longue épreuve et par elle, Jésus semble m’avoir un peu donné son Cœur, si attiré par la misère des pauvres pécheurs et par les souffrances de tous ceux qui se sentent rejetés des hommes, car ils pensent que les hommes n’ont plus confiance en eux. 
J’ai beaucoup souffert aussi de ne plus pouvoir confesser pendant de nombreuses années, car après les grâces d’intimité et d’union avec Jésus et Marie et les Personnes divines, la conversion des pécheurs avait toujours été pour moi la plus grande joie ici-bas. Mais plus encore que la sainte Messe, le pouvoir de confesser m’a été rendu comme un fardeau, comme le service le plus douloureux, en un sens. En effet, en ces temps surtout, il crucifie si fort le prêtre attaché de façon indéfectible et plénière à sa foi, à la foi de la sainte Eglise telle qu’elle est explicitée par le Saint-Père et les évêques, et qui garde en même temps un cœur miséricordieux pour les pauvres pécheurs, et ouvert à toutes leurs difficultés.
Toujours, pour moi, mais beaucoup plus depuis ces douloureuses épreuves extérieures et intérieures, la confession est comme un tourment, bien plus que les dialogues extérieurs avec les non catholiques ou même les athées… C’est là où je me sens si fort le pauvre et humble prêtre de Jésus qui, en ce for interne, en ce secret des cœurs, n’a que Jésus et le Saint Esprit pour le soutenir et l’éclairer. Et je puis bien vous confier que ce tourment s’accentue beaucoup ces dernières années, surtout cette année, avec la venue de tant de jeunes de l’extérieur et aussi de prêtres avec toutes leurs souffrances et leurs questions.
Un an après le procès, je pus redire la sainte Messe, chez les Trappistes d’abord, puis à Sainte-Sabine. Mais on me demanda de la dire en privé, dans un oratoire à l’intérieur du couvent, et non pas dans l’église conventuelle. Ce fut toujours pour moi une très grande souffrance qui me donna une conscience aiguë que la sainte Messe est essentiellement pour le peuple chrétien.
En même temps on me demandait d’éviter tout apostolat avec les autres, même de façon privée, au parloir ou dans les lettres. On m’avait même reproché lors du procès de parler de Jésus et de Marie à mes sœurs religieuses dans mes lettres. On m’avait demandé de leur donner seulement des nouvelles de ma santé. Le Père Paul était alors intervenu pour lever ces défenses, en disant qu’il m’était impossible de rester avec ma famille à ce plan purement terrestre.
Cette suspicion continuelle que je ressentais chaque jour, spécialement au moment de la célébration de la sainte Messe, quand je devais la dire seul, dans un oratoire privé, était devenue un très grand tourment intérieur. Surtout que ce régime m’apparaissait de plus en plus en opposition avec Vatican II, qui s’achevait alors, et que je suivais avec tant d’attention et d’amour, tout spécialement le Décret sur la liberté religieuse, qui m’aurait sans doute posé des questions auparavant, mais que je comprenais si bien avec mes épreuves et qui m’apparaissait alors si libérateur.
En ces années de pénitence et d’exil, aggravées encore par ma surdité, qui me rendait très pénible la vie conventuelle, le Saint Esprit approfondissait en moi un double aspect de ma vocation : un désir de plus en plus grand de silence, de solitude avec Dieu, avec Jésus et Marie, et en même temps une soif de plus en plus vive d’apostolat, du moins près des plus pauvres.
Je suis resté à Sainte-Sabine jusqu’en 1963. En cette année notre nouveau Père Général, le Père Fernandez, (que j’avais connu au Collège Angélique autrefois en y étant professeur avec lui), pensa m’envoyer en un autre couvent d’Italie pour libérer les cellules de Sainte-Sabine. Il ne me donnait aucun espoir de pouvoir retrouver une vie d’apôtre et un peu de liberté extérieure.
L’arrivée à Trosly
Ma souffrance était devenue alors si intense qu’après avoir beaucoup prié, sous l’impulsion de l’Esprit Saint je pense, j’avais écrit au Saint-Père une lettre que j’ai remis à mon Père Général. Je demandais très humblement au Saint-Père d’être réduit à l’état laïc, si la Sainte Eglise ne me jugeait plus capable et digne d’exercer mon sacerdoce, afin de pouvoir au moins retrouver la liberté d’un simple chrétien pour pouvoir être apôtre au moins auprès des plus grands pécheurs, si l’on ne voulait plus que j’approche des personnes consacrées à Dieu et de ceux qui se sentaient appelés à une vie intérieure.
Le Père Général sembla très ému par ma lettre. Il ne voulut pas la transmettre au Saint-Père et il se montra très compréhensif et très paternel. Quelque temps après, il me dit que le Saint-Office me donnait la permission d’aller me reposer pendant les vacances de 63 près de ma vieille maman à Bouvines et d’attendre là avec patience les décisions qu’il me communiquerait lui-même. Il me dit qu’il écrirait lui-même à mon Provincial, le père Kopf. Après quelques mois de repos à Bouvines, alors que je n’avais rien reçu du Père Général, le Père Kopf entra en relation avec moi.
Pendant mon séjour à Rome, et ensuite pendant les mois que je passais à Bouvines, le docteur Préaut était venu plusieurs fois me voir. Lors de mon séjour à Annel en 53 et en 54, il m’avait fait aimer les personnes handicapées, et souvent il m’avait dit qu’il me pensait plus apte à m’occuper des handicapés mentaux que des caractériels délinquants. Dans ses visites, il m’avait parlé du Val Fleuri que sur ses conseils et sa surveillance Monsieur Prat venait de fonder deux ou trois ans plus tôt à Trosly-Breuil. Quand le Père Kopf me demanda avec beaucoup de compréhension et d’affection ce que je désirais faire, je lui ai parlé du Val Fleuri et du Docteur Préaut. Tout s’est arrangé alors entre le Père Kopf et le Docteur Préaut.
Je suis arrivé à Trosly-Breuil vers Noël 63 pour y trouver un refuge sur la terre qui me permette de pouvoir rester prêtre et religieux, comme me le conseillaient mes supérieurs, en vivant une vie de solitaire près du Tabernacle, avec un très humble apostolat près des débiles, le seul ministère qui me semblait permis alors.
Durant les premiers six mois où je me trouvais à Trosly, dans des conditions très précaires, Jean vint plusieurs fois m’aider pour arranger un peu matériellement mon logement et la chapelle sur la Place des Fêtes. Cela m’apparaissait naturel, puisque le Père Suarez et Jean XXIII lui-même avaient, en plusieurs circonstances, encouragé notre amitié, et qu’après le procès, lors de mon retour en France, on ne m’avait fait aucune défense à son sujet. De moi-même, je n’ai pas demandé à Jean de venir à Trosly-Breuil. Mais quand Jean lui-même, en liaison avec le Docteur Préaut d’abord, puis Monsieur Prat, a décidé de s’occuper des handicapés et de s’installer dans le tout petit foyer de l’Arche avec 5 débiles, je l’ai laissé faire.
C’est alors que j’ai appris que la Sacrée-Congrégation lui avait demandé de ne pas recommencer une Eau Vive comme celle d’Etiolles. Mais il me semblait que Trosly n’avait aucun rapport avec l’Eau Vive. Trosly me semblait même à l’antipode de l’Eau Vive. L’Eau Vive avait été une véritable école de sagesse, fondée en liaison avec Maritain pour une élite intellectuelle et spirituelle, avec des cours de philosophie et de théologie. Trosly, avec ses pauvres en esprit, me semblait le lieu privilégié que la Providence donnait à son pauvre prêtre humilié qui ne trouvait plus de refuge pour vivre sur la terre avec son handicap physique (sa surdité) et sa situation ecclésiastique. C’était bien aussi ce qu’il semblait au Père Kopf, mon Provincial, quand il y vint. Je me rappelle même qu’en voyant la photographie des pensionnaires du Val Fleuri, il m’avait dit : « Vous avez du courage de venir vivre avec eux. »
 Quand Jean est venu établir l’Arche à Trosly, étant alors aumônier du Val Fleuri, j’ai voulu rester tout à fait en dehors de l’organisation officielle. Je n’ai jamais voulu faire partie du Conseil d’Administration. C’est pourquoi Jean a demandé au Père André d’Ourscamp d’en faire partie. Dans toutes les premières années, nos réunions annuelles de travail et de prière se déroulaient à Ourscamp, un peu sous la présidence du Père André.
Pendant toutes les premières années à Trosly, j’ai vécu avant tout comme un ermite. Mon soutien était le tabernacle avec la Présence réelle. Je menais surtout une vie de prière silencieuse. Je puis dire en toute loyauté que, de moi-même, j’ai toujours voulu et je me suis toujours enfoncé dans une vie de retraite et de solitude. Et c’est vraiment la Providence qui, d’une manière extraordinaire, m’a obligé, en un sens, à reprendre graduellement une vie apostolique.
Quand le Père Kopf est venu m’installer à Trosly, au début de 1964, je lui ai demandé si je devais aller voir Mgr Lacointe à Beauvais. Il m’a dit : « Commencez à vivre ici de façon privée et cachée. Allez seulement saluer le curé de Trosly-Breuil, qui était alors l’abbé Guerville. Je verrai moi-même dans quelque temps ce que je dois écrire à Mgr Lacointe. » L’abbé Guerville me reçut fraternellement, mais je sentais en lui un peu de réticence ; il me demanda si j’avais vu Mgr Lacointe et si Mgr était au courant de ma venue ici. J’écrivis au Père Kopf en lui demandant de se mettre en relation avec Mgr Lacointe. Quelque temps après, le Père Kopf, par son secrétaire, me disait sa joie de pouvoir m’envoyer le double de la lettre de Mgr Lacointe me nommant aumônier d’Annel et de Trosly et me donnant tous les pouvoirs de confesser et de prêcher dans le Diocèse.
Vous ne pouvez savoir avec quelles larmes de reconnaissance je reçus cette lettre de votre prédécesseur et de mon provincial. Je la reçus comme un vrai miracle, car je me sentais en pleine obéissance avec la Sainte Eglise, puisque le père Général m’avait dit qu’il me donnerait ses consignes et qu’il prévenait mon Provincial de mon retour en France, de ne pas bouger de moi-même et qu’il allait s’occuper de tout.
Le Père Kopf alla à Rome le mois suivant et il m’écrivit à son retour de Rome qu’il était préférable que je ne confesse que les hommes. Je me suis efforcé alors de me conformer à cette consigne, ce qui fut, du reste, très difficile pour moi dans mon poste d’aumônier.
Quand le Père Kopf m’installa à Trosly, il m’assigna en même temps au couvent de Lille, où se trouvait encore mon frère Pierre, et où le pauvre Père de Williencourt était encore prieur. La Providence était pleine de délicatesse et de prévenance pour moi, car le Père de Williencourt avait été à l’Eau Vive pendant une année comme étudiant et c’était là que sa vocation dominicaine avait mûri. Il était pour moi plus qu’un ami.
Un ou deux ans après mon installation à Trosly, le Père de Williencourt me prévint de la part du Père Kopf d’être très discret, car il craignait que Rome ne s’inquiète de la présence de Jean à Trosly. Ils demandaient seulement la prudence et la discrétion, car tous les deux étaient très heureux de ce qui se développait à Trosly.

Par prudence, en ces premières années, je me suis efforcé de rester le plus effacé possible. Comme du reste on m’avait demandé de n’user de mes pouvoirs de confesser qu’avec les hommes, j’étais obligé d’éviter le plus possible toute occasion de ministère pour ne pas susciter l’étonnement ou le scandale. C’est pourquoi je n’ai pas été à tous les premiers pèlerinages faits par l’Arche, à Lourdes, ni à Rome, et que je ne voulais pas prêcher de retraite aux assistants.
Ma situation pour les confessions devenant de plus en plus difficile, des assistantes de plus en plus nombreuses arrivant à Trosly, j’ai écrit à Rome (en 1969) pour demander de pouvoir confesser aussi les femmes, sur le conseil, je crois, du Père Paul Philippe. Rome refusa ma demande, avec une lettre assez sévère, ne comprenant pas que je confessais déjà les hommes. Le Père Retenbach était alors Provincial, je fus convoqué par son vicaire provincial, le Père Carré. Rome me laissa plus d’une année encore en me demandant de ne confesser que les hommes. Une année plus tard, toujours sur le conseil du Père Paul, je crois, je refis ma demande. Elle fut de nouveau d’abord refusée. Puis 15 jours après elle fut accordée pour un an à la suite de votre intervention, et renouvelée ensuite, pour un an, deux ans, et cinq ans.
Dès que je fus libre de confesser hommes et femmes, mon apostolat à Trosly s’est beaucoup développé. Je pus alors facilement remplacer le Père Schryve pendant les vacances et, à l’occasion, l’aider. Nos rapports devinrent très fraternels. Je pus aussi librement aller à Clermont, à l’hôpital psychiatrique, pour exercer près des enfants un ministère sollicité par les médecins eux-mêmes, avant que l’hôpital ait un aumônier attitré. Les deux aumôniers qui se succédèrent ensuite m’ont demandé instamment de continuer. Il n’y a que quelques années que j’ai osé accompagner l’Arche à Lourdes, en liaison avec l’Hospitalité.
Ces dernières années, c’est encouragé par mes supérieurs eux-mêmes que j’ai été à Rome au pèlerinage Foi et Lumière, et au Canada à la Fédération internationale de l’Arche. Depuis que je suis à Trosly, le Père Général, le Père Fernandez, a fait la visite canonique du couvent de Lille. Je l’ai vu alors. Il était très content de ce que je faisais à Trosly. Et mes provinciaux et prieurs successifs se sont toujours montrés très bons pour moi, et très satisfaits et heureux de tout ce qui se passait à Trosly.
Il y a cinq ans, à la demande du Père André, j’ai commencé tous les samedis des cours de théologie pour les étudiants d’Ourscamp et pour les assistants de Trosly qui désiraient se joindre à eux. Certains d’entre eux avaient commencé à se préparer à être éducateurs spécialisés, et ils désiraient beaucoup pouvoir approfondir la doctrine chrétienne.
Quand j’étais à Rome, au pèlerinage Foi et Lumière, j’ai été reçu très chaleureusement par le Cardinal Paul Philippe. Il s’est montré très heureux de ma collaboration avec Jean Vanier et de tout ce qui se faisait à Trosly. Sans que je lui demande rien, il m’a dit confidentiellement qu’il avait toujours pensé que je n’avais jamais offensé gravement mon Dieu. Ce témoignage de sa part m’a été très doux. Il était très content que j’aie repris l’enseignement de la théologie. Il m’a dit qu’à ce sujet on ne m’avait jamais rien reproché et il m’avait même beaucoup encouragé à publier en me disant que ce serait le meilleur moyen de faire tomber les suspicions de Rome. C’est alors qu’il m’avait parlé lui-même de la demande de Jean au sujet de son sacerdoce et des réticences de Rome. Il avait suggéré que vous lui écriviez pour qu’il puisse aider à régler la chose.

Après toutes ces épreuves et cette reprise d’apostolat à Trosly, si admirablement préparé en moi par les psychiatres et les épreuves, arrangé, disposé et favorisé par la Providence, qui m’a comme continuellement et progressivement obligé de reprendre mon ministère, je me sens plus que jamais prêtre et apôtre de Jésus. Je ne me suis jamais senti plus attaché par toutes les fibres de mon être à Jésus et à la Sainte Eglise, et je n’ai jamais senti si fort combien toute ma vie, depuis ma vocation sacerdotale à 6 ans, au moment de ma communion privée, av it été menée et protégée par Jésus et Marie.

Le mystère de la Sainte Eglise

Je voudrais en conclusion vous montrer comment tout ce long cheminement douloureux m’a amené à mieux vivre et comprendre le mystère de la Sainte Eglise tel que Vatican II nous le présente, et surtout à pouvoir mieux expliquer et défendre les points les plus controversés actuellement de l’enseignement de l’Eglise sur les questions concernant la sexualité.
Le mystère de l’Eglise à la lumière de Vatican II, vu pendant mes années d’épreuveAvant les épreuves de 1952, j’avais surtout approfondi en théologie le mystère de Dieu (de Deo uno et Trino) et le mystère de l’Incarnation. Mais depuis 1952, le Saint Esprit me fait surtout vivre et approfondir le mystère de la Sainte Eglise. Jésus et l’Esprit Saint se sont servis de toutes mes épreuves intérieures et extérieures pour me donner un nouvel amour de la Sainte Eglise, venant directement du Cœur de Jésus.Durant ces années de souffrance et de véritable agonie que j’ai passées à Rome ou à Frattochie, tout près du Saint-Père (des trois derniers Papes), Jésus et Marie, dans le silence et l’agonie, m’ont fait tant aimer la Sainte Eglise. J’ai si fortement senti que Jésus et Marie seuls peuvent nous apprendre à aimer la Sainte Eglise, dans son mystère, comme ils l’aiment ; et que c’est uniquement dans cet amour divin que nous pouvons apprendre à la connaître dans ses institutions divines et dans toutes ses réalisations plus concrètes et quotidiennes.
Les docteurs Thompson et Préaut, grâce aux conversations si profondes et si amicales avec eux, et grâce aux milieux exceptionnels d’Annel et de Trosly pour connaître la psychologie moderne, m’ont beaucoup aidé à comprendre de l’intérieur la psychologie et la psychiatrie modernes. Le docteur Thompson me disait toujours que Freud et tout ce qui l’a suivi risquaient d’être beaucoup plus pernicieux pour la Sainte Eglise que Marx et ses disciples. Il montrait en même temps les connexions profondes, et on peut dire diaboliques, entre ces deux idéologies qui ne peuvent s’unir que dans leur athéisme foncier et leur rejet de la religion, surtout de la religion catholique, parce qu’elle est la plus plénière et surtout la plus profonde.
Les docteurs Thompson et Préaut m’ont fait connaître la pensée moderne sous ce double aspect : marxisme et existentialisme, d’une façon exceptionnelle ; et en même temps, par leurs demandes mêmes, ils m’ont beaucoup aidé à leur expliquer comment seul le catholicisme pouvait permettre de déceler les parcelles profondes de vérité qui se cachent sous ces erreurs.
Durant ces années, tout mon travail théologique, dans le silence, dans l’épreuve et la prière, et aussi dans cet apostolat si concret et si humain près des pauvres, a consisté à refaire et à revivre toute la théologie de Saint Thomas à la lumière de Vatican II. J’ai vécu si profondément le Concile, à Rome même, dans le silence et la prière, avec une immense espérance pour la Sainte Eglise, pour le monde… Obscurément, je sentais que mes pauvres souffrances pouvaient aussi contribuer à ce salut du monde. Je sentais que Dieu voulait se servir de tout (même de mes erreurs et de mes aberrations pratiques) pour m’aider ensuite à secourir mes frères en les comprenant mieux et en étant plus miséricordieux.
Le Décret sur la liberté religieuse, qu’il m’aurait été difficile d’accepter avant les épreuves, me parut si profond et ayant tant d’applications de toutes sortes. Il fut pour moi vraiment libérateur, car, lors du procès, tout en n’ayant aucune difficulté à reconnaitre le verdict de la Sainte Eglise et la condamnation de ma conduite extérieure, il m’avait été si douloureux de constater que l’on avait voulu fouiller tout le domaine intime du cœur, en moi et dans les autres, jusque dans le domaine tout intérieur de la confession. (Le Père Paul Philippe était pour moi un ami intime, j’étais même son Père spirituel depuis son ordination sacerdotale jusqu’en 1952, et c’était un fait connu de tous. Pour moi, je me sentais sans cesse tenu par le secret, et impuissant à pouvoir rectifier des affirmations.)
Après ces quinze années de purification intérieure, j’ai une conscience très vive de mes erreurs et de mes maladresses pendant le procès : j’ai voulu discuter avec le Père Paul comme avec un ami, et j’étais alors dans un état de faiblesse extrême, incapable de donner des explications.

Mais je sens si fort que Dieu s’est servi de tout pour m’humilier. J’avais un tel orgueil de théologien, une telle agressivité d’intellectuel. Mon moi de théologien avait une telle profondeur. Les épreuves intérieures dont je vous ai parlé l’ont brisé. Mais toutes ces humiliations terribles étaient nécessaires pour purifier l’esprit propre dans toutes ses ramifications. Et c’est par et dans cette humiliation qu’Ils m’ont profondément purifié dans mon imagination et dans tous mes sens, et qu’Ils m’ont ouvert aux autres.
Les contacts avec les docteurs Thompson et Préaut m’ont apporté je crois tous les avantages d’une psychanalyse, car j’ai vraiment été compté parmi les malades mentaux et les pécheurs, mais sans les inconvénients, car eux-mêmes m’encourageaient alors dans ma vie intérieure, en reconnaissant si bien qu’elle était mon seul soutien et que seul l’Esprit Saint pouvait tout éclairer et guérir tout ce qui n’était pas droit.

Le mystère de l’Eglise vu dans mon expérience à Trosly : l’Eglise de l’amour, l’Eglise des pauvres et des petits

Dans tous mes cours de ces cinq dernières années, j’ai revu le mystère de l’Eglise dans l’esprit de Vatican II comme une Eglise d’amour, servante et pauvre. La crise de Mgr Lefebvre, comme du reste bien avant les positions absurdes de l’abbé Coache, m’ont fait encore plus aimer l’Eglise.
Mais j’ai senti si fort que pour éviter les erreurs, ou même les déviations des traditionalistes et des progressistes, et pouvoir conserver éminemment la part de vérité qui se trouvait chez chacun d’eux, il fallait bien voir que les exigences des deux vertus théologales de foi et d’espérance sont différentes et complémentaires, et qu’elles ne peuvent se concilier que dans un amour nouveau.
Pendant le Concile, la minorité plus conservatrice était surtout sensible aux exigences de la foi, mais parfois elle les confondait avec les exigences de la vertu de religion, attachant trop d’importance à la formulation et aux rites. La majorité plus ouverte au progrès et à l’évolution du temps était surtout sensible aux exigences de l’espérance et des vertus de miséricorde. Elle avait davantage le sens que la tradition vivante de l’Eglise, si elle se fonde bien sur la foi, est proprement une tradition d’espérance et que c’est là ce qu’il y a de tout à fait nouveau dans la tradition inaugurée par Jésus lui-même.
Mais ces exigences différentes de l’espérance et de la foi ne peuvent se concilier que dans un nouvel amour, que dans une charité divine venant directement de l’Esprit Saint, et s’enracinant plus profondément en nous que l’amour naturel de la partie pour le tout qui constitue le fond, comme le ressort secret du cœur humain. Ce nouvel amour vient vraiment convertir notre cœur, et il nous fait découvrir, sous notre moi individuel, qui reste toujours un moi de vivant, une personne qui ne peut se constituer que dans ses relations directes et immédiates avec les Personnes divines.
Et cette nouvelle personne ne peut être explicitement et pleinement connue que dans une expérience d’amour divine, venant directement du don de sagesse. Ce nouvel amour, proprement surnaturel, et qui précisément pour cela s’inscrit au plus intime de notre être, nous donne un nouvel amour pour notre personne (âme et corps) et pour la personne de nos frères et sœurs.
L’Eglise de Jésus, en ses dogmes de foi et en ses sacrements (signes et instruments de salut) est essentiellement l’Eglise de l’amour et de la charité, et c’est bien pour cela qu’elle est l’Eglise des pauvres, des petits, des souffrants.Pour comprendre les dogmes et les sacrements en leurs éléments essentiels, il faut dépasser notre conscience de raison et même notre conscience d’esprit (conscience spirituelle) pour nous mettre au niveau de notre conscience d’amour, de ce cœur nouveau que Jésus et l’Esprit Saint nous donnent. Mais pour cela il faut redevenir des tout-petits. Et le don de sagesse seul peut nous donner cette nouvelle dimension de petitesse par et dans une expérience divine. Comme Rahner le disait au Concile : « Dieu s’est réservé la science du cœur, mais il nous a donné par Jésus une nouvelle foi (avec ses dogmes comme principes) et une nouvelle espérance (avec les sacrements comme moyens de salut) qui viennent précisément former ce cœur nouveau et lui donner par là une nouvelle dimension.
Les noms utilisés pour les dogmes (Père, Fils, amour, don, incarnation…) et les gestes et les éléments matériels utilisés par Jésus pour les sacrements (l’eau, l’huile, les mains pour le prêtre, le corps humain, avec les noms pour en déterminer la signification divine) sont pris en ces acquisitions primordiales, substantielles, fondamentales qui viennent directement de notre conscience d’amour. Ce ne sont pas des noms inventés et construits par notre conscience de raison, ce ne sont pas même des noms symboliques qui viennent de notre connaissance sensible de la nature (par la cogitative, cette connaissance symbolique naturelle). Ce sont des noms substantiels, si je puis dire, qui sont les seuls adéquats pour notre cœur, ceux qui naturellement forment notre cœur.

Quand je suis arrivé à Trosly, je ne pouvais utiliser aucun des mots que j’employais comme professeur de théologie rationnelle et spéculative. Les personnes handicapées comprenaient encore difficilement les symboles et les figures de l’Ancien Testament, mais elles comprenaient si bien le nom de Jésus, et tout ce que Jésus, par sa vie surtout, mais aussi par ses paroles de vérité, qui nous expliquent sa vie en ce qu’elle a de tout à fait propre, et enfin par ses sacrements, voulait nous révéler immédiatement de son cœur.
Depuis que je suis à Trosly, le Saint Esprit me fait si bien comprendre comment le mystère même de la Sainte Eglise de Jésus et de Marie nous apporte une nouvelle conception de l’homme, si différente de toutes les philosophies anciennes et modernes. Cette religion de l’amour, qui nous révèle le mystère de Dieu vivant, du Dieu d’amour : Père, Fils et Esprit Saint, nous apporte en même temps un nouvel humanisme du cœur, et non plus de la raison ou même de l’esprit. L’Eglise de Jésus est bien avant tout le corps mystique qui continue l’Incarnation du Verbe par et en la Vierge immaculée. Jésus et Marie en sont la tête, le cœur, le sein virginal et crucifié, nous en sommes les membres entés sur le Christ par les signes et instruments visibles des sacrements.

Cette religion d’amour se réalise ici-bas dans une vie d’espérance et de foi. La vie éternelle est commencée par la charité, et nous pouvons déjà la vivre, et comme l’expérimenter en une nouvelle mystique, qui n’est plus réservée à une toute petite élite de sages selon l’esprit et les qualités exceptionnelles du corps, mais qui est directement accessible aux pauvres, aux petits, aux mourants. Mais cette vie mystique nouvelle d’amour se réalise toujours dans une vie spirituelle d’espérance et de foi, qui exige des communautés vivant dans le temps et l’espace. Ou plutôt elle exige un peuple immense, le peuple de Dieu, sorti du côté de jésus, rassemblé et transformé à la Pentecôte, un peuple qui est en marche vers le Royaume et attend le retour de l’Epoux. Ce peuple immense qu’est l’Eglise est comme le lien vivant, « la tradition vivante », entre les deux avènements de Jésus.
Ce peuple immense est une communauté une et universelle, composée de multiples communautés, grandes et petites, inspirées et finalisées par une tradition vivante, fondée certes sur la foi, mais dynamisée de l’intérieur d’une façon toute nouvelle par une espérance divine.
Mais ce peuple immense est un peuple organisé, hiérarchisé, il n’est pas une masse. Car parmi ses membres, certains reçoivent directement de Dieu des ministères qui leur donnent en même temps des pouvoirs venant de l’intérieur pour les guider. Ils reçoivent en même temps des grâces d’amour pour les guider comme des serviteurs humbles et pauvres, aimants et miséricordieux. Par-là, la Sainte Eglise est une société spirituelle parfaite, c’est-à-dire souveraine et indépendante par rapport au pouvoir temporel. Par là, dans cette société prémices de la Cité sainte, les pauvres, les petits, les mourants, peuvent être à la première place dans le cœur de Dieu et dans celui de ses ministres. Et ceux-ci peuvent les défendre par la parole et par l’exemple en face d’une société temporelle qui se montrerait tyrannique ou oppressante vis-à-vis d’eux.

Et dans l’Eglise de Jésus tout jaillit tout d’abord de l’intérieur, de la grâce sanctifiante et de l’Esprit Saint, qui s’inscrit au plus intime du cœur de chaque personne. Chaque personne, en son corps et en son âme, devient le temple de l’Esprit Saint. Cette Eglise est donc bien avant tout une religion personnelle et intérieure.
Les sacrements sont les signes et les instruments de cette grâce sanctifiante qui nous fait vivre par les vertus théologales la vie mystique nouvelle apportée par Jésus et qui peut même nous faire expérimenter, par le don de sagesse qui unifie ces trois vertus théologales. Les sacrements sont administrés en une communauté une et multiple, inspirée et finalisée par une spiritualité nouvelle. Cette spiritualité nouvelle transforme de l’intérieur la spiritualité naturelle qui nous fait nous harmoniser avec le milieu de lumière et les communautés de vivants au sein desquelles nous naissons et nous développons durant notre vie terrestre. La vie sacramentelle ne doit donc jamais être séparée de la vie spirituelle et de la vie mystique.
Et cette spiritualité nouvelle inspire et finalise elle-même une nouvelle morale de la justice, de la prudence et des quatre vertus cardinales, qui permet d’expliciter plus profondément toutes les exigences du droit naturel et d’étendre le domaine de la justice sociale au-delà des frontières de la tribu, de la nation, à toute l’humanité en des institutions sociales et politiques de justice et de paix internationales, qui doivent aider les peuples à garder leurs traditions propres en ce qu’elles ont de légitime, et à prévoir et préparer l’avenir des générations futures.
Mon expérience à Trosly m’a fait beaucoup mieux comprendre toute l’économie nouvelle du salut établie par Jésus sur la distinction du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel.
Mais ce n’est pas la société civile, même internationale, ce n’est pas la société politique ou sociale avec ses institutions de justice, avec sa philosophie, ses sciences et ses techniques, qui enveloppe l’Eglise, avec ses dogmes et ses sacrements, et qui doit donc aider à les expliciter et à les vivre, comme semblent le penser tant de théologiens modernes. C’est au contraire la nouvelle religion, qui s’appuie immédiatement sur Jésus, l’Alpha et l’Oméga, qui exprime et garde tout le passé, annonce l’avenir, actualise le présent dans ce qu’il a de plus existentiel et substantiel, qui doit envelopper tout le reste par ses inspirations et ses finalisations.

L’homme n’est pas d’abord « un animal raisonnable et social », c’est-à-dire un être doué d’une conscience de raison et de volonté, avec un libre-arbitre. Il est plus profondément « un animal spirituel et communautaire ». Mais la spiritualité dépasse l’animalité. La vie végétative, et l’univers même de la lumière ont une spiritualité naturelle, une spiritualité que nous retrouvons dans la spiritualité humaine. Mais plus profondément encore, l’homme est « un animal religieux », si on peut dire. Et la religion chrétienne dépasse l’animalité encore plus profondément que la spiritualité, car cette religion est celles des trois vertus théologales, qui toutes trois s’enracinent au cœur même de l’homme.
Les trois vertus théologales en effet s’enracinent au plus profond de la personne humaine, en sa conscience d’amour qui constitue son cœur et fait de lui une personne et non plus un individu. Mais cette personne ne peut être constituée que par et dans ses relations immédiates et premières avec les Personnes divines qui par là lui donnent une liberté plénière par rapport à toute l’humanité et à tout l’univers créé.
Certes une philosophie vraie, surtout quand elle est soutenue par la foi chrétienne, peut découvrir au plus profond de la nature humaine un amour naturel de la partie pour le tout, principe et fondement de toute spiritualité naturelle et de toute morale de justice. Mais d’un point de vue purement naturel, l’homme ne peut trouver ici-bas sa perfection dernière que dans les œuvres de justice, qui demeurent toujours des œuvres de raison et de vouloir. Au regard de la philosophie, l’amitié ne peut jamais être considérée comme une fin dernière, elle doit toujours être subordonnée à la justice, et a fortiori à l’amour.

Mais Jésus, par son Incarnation et son Eglise, est venu apporter çà notre univers et à l’humanité la fin dernière nouvelle intrinsèque qui lui manquait, et qui s’enracine au plus intime de sa matière par l’Incarnation. Il est venu comme Sauveur, mais aussi comme Roi d’amour. Il est le Verbe, la Lumière, mais Il s’est incarné dans notre chair, et il est né d’une femme, mais d’une femme vierge et immaculée. Et en elle et par elle, c’est tout le monde même de la sexualité et de l’amour qui trouve une dimension nouvelle.
Certes notre Sauveur compatissant a pris toutes nos misères sauf le péché, et il nous a sauvés par sa mort. Mais sa mort s’achève dans une résurrection et une ascension. Et il a voulu au ciel unir Marie, sa mère bien-aimée, à sa glorification en son âme et en son corps. Par Jésus, avec lui, Marie est bien la Reine du monde. Ils sont tous les deux dans leur union glorieuse en leur âme et leur corps la fin dernière intrinsèque de notre univers de lumière et de vie.

Et Jésus est venu nous donner et nous révéler en même temps cette nouvelle religion sacramentelle qui nous donne la grâce sanctifiante et nous incorpore eu Corps mystique. Avec Jésus et son Eglise, un nouvel amour proprement surnaturel, qui nous met directement sous l’emprise même de l’Esprit Saint, vient transformer, intérioriser encore, notre amour naturel. Il donne à notre vie, à la vie de chacune de nos personnes, une nouvelle source, branchée immédiatement sur Jésus et l’Esprit Saint, sur Jésus et Marie. Mais cette nouvelle source apporte une nouvelle fin, qui n’est plus extérieure à nous  mais qui est au plus intime de nous-mêmes. Elle ne peut être atteinte que si nous consentons à redevenir petit, pauvre, dépouillé.
L’homme ne trouve plus sa perfection dernière dans les œuvres de justice, mais dans les œuvres d’amour, d’amour divin, qui sont en même temps œuvres de foi et d’espérance.
Jésus, par son cœur doux et humble, vient transformer notre cœur et nous révéler que, par sa grâce, notre pauvre cœur peut et doit dépasser notre esprit et notre raison. Avec Jésus, l’amitié et l’amour peuvent devenir les dernières perfections de l’homme, s’ils sont pleinement transformés par son cœur. Les derniers, les pauvres, les petites, les persécutés, deviennent les premiers.
Comme Jean Vanier lui-même, j’ai été très choqué, et même scandalisé de ce qui a été écrit sur handicap et sexualité dans le dernier numéro (4e trimestre 1976) de Recherche (la revue du SCEJI, aumônerie nationale des centres de jeunes handicapés et du service de pédagogie catéchétique). Et très souvent, cette année, étant plus en contact avec les prêtres, je suis un peu effrayé de leur manière d’envisager la sexualité : ne tenant pas assez compte du péché originel, semblant souvent rester à des points de vue psychologiques, sans voir la nécessité des vertus morales pour donner à cette matière une loi intérieure, et méconnaissant les exigences toutes nouvelles de l’économie chrétienne.

Les théologiens actuels semblent si souvent méconnaître que depuis l’Incarnation de Jésus et sa naissance d’une vierge immaculée, la sexualité peut et doit être envisagée par le chrétien à trois plans différents, selon une triple dimension :
Au plan des faits : la sexualité concrètement est détraquée et toujours troublée par la faute originelle et par toutes les fautes actuelles.
Au plan de la morale : elle exige nécessairement d’être purifiée et rectifiée de l’intérieur par les vertus, et ce n’est qu’alors qu’elle peut avoir une véritable signification humaine.
Au plan divin : quand Dieu avec le don de sagesse la prend de l’intérieur, il peut l’utiliser directement d’une façon divine et cachée, en vue du Royaume, en donnant à la virginité une dimension toute nouvelle, inspirée et finalisée par l’amour divin. Il ne s’agit plus alors d’un célibat purement humain, qui implique toujours une sorte de privation, qui exige donc des sortes de compensations, mais il s’agit d’une virginité positive, où Dieu lui-même, de l’intérieur, assume tout en nous. Il donne alors à l’homme un équilibre et une stabilité nouvelle venant de son union plus plénière et plus intime avec l’Esprit Saint, et par lui avec Jésus et Marie.

Si je me trouve souvent mal à l’aise avec les écrits des théologiens français sur la sexualité, je suis par contre en plein accord avec la note de la Sacrée congrégation de la Doctrine sur l’éthique de la sexualité. Certes, dans ma manière de l’exposer, je tâche de la présenter dans la perspective d’une morale chrétienne, tout inspirée et finalisée par la grâce et les vertus théologales. Mais ce document romain ne peut être comparé à l’Exhortation de Paul VI sur l’Evangélisation : il n’émane pas du Pape lui-même dans sa fonction propre de pasteur, mais d’une congrégation de discipline, qui doit exposer la doctrine chrétienne d’une autre manière, en mettant en garde contre des erreurs et non pas nécessairement d’une façon pastorale comme les documents du Magistère lui-même. Il faut bien le comprendre à la lumière du mystère de l’Eglise.
C’est pourquoi il m’est très facile d’exposer cette doctrine de l’Eglise en ayant mieux compris comment les vertus théologales s’enracinent en la conscience même du cœur, et donc enveloppent et inspirent la conscience spirituelle et la conscience morale. Plus que jamais, je me sens en plein accord de cœur et d’esprit avec toute la doctrine de l’Eglise et du Saint-Père sur le célibat des prêtres, sur l’excellence de leur état et de celui de la vie religieuse, et sur le mariage, sur sa préparation par des fiançailles pures et généreuses sans aucune expérience sexuelle proprement dite.
Je vous avoue que je me sens mal à l’aise quand il me semble que bien des théologiens en France voudraient forcer le Saint-Père à admettre le mariage des prêtres, ou à en envisager pratiquement la possibilité. Je comprends si bien pourquoi le Saint-Père a voulu lors du Concile se réserver lui-même tout ce qui regardait la question de la contraception et du célibat des prêtres. Je comprends si bien que tout ce domaine si délicat réclame en un sens une grâce plus particulière de Dieu et que le Saint-Père ait voulu se le réserver.

Toutes mes études psychologiques critiquées, approfondies, prolongées à la lumière de l’Evangile m’ont beaucoup aidé à comprendre pourquoi Dieu s’est comme réservé tout le domaine de la sexualité. En effet, elle s’enracine au plus profond de notre conscience humaine, et comporte donc des virtualités et des capacités radicales qui ont besoin de la grâce pour être rectifiées de l’intérieur et trouver leur signification humaine dernière, qui est une signification divine.

C’est toujours la religion qui a dicté en ce domaine les lois qui doivent le réglementer. Et la religion de Jésus, qui a laissé au pouvoir civil le soin d’organiser tout ce qui regarde le politique et le social (le travail des hommes) s’est réservé la famille en sa source et son éducation, en restituant au mariage sa dignité première, et en lui donnant même une nouvelle signification et une dignité nouvelle par le sacrement de mariage. Dans ce domaine, celui qui a autorité en dernier ressort pour nous dire ce qui est permis ou défendu par Dieu n’est pas le médecin ni le psychologue, ni même le moraliste humain, mais l’Eglise de Jésus, comme Eglise de l’amour, et dans cette Eglise avant tout le Saint-Père.
Mais je suis profondément persuadé que pour faire admettre ces doctrines chrétiennes par nos contemporains en leurs principes et dans toutes leurs conséquences pratiques, il est indispensable de repenser toute la psychologie moderne, celle de Freud et celle de Marx, en la critiquant et en l’approfondissant à la lumière des vertus théologales, d’une religion des trois vertus théologales qui par là donne à la morale une inspiration, une finalité et une intériorité qu’elle ne peut avoir naturellement. Sans les vertus théologales, la morale naturelle apparaît nécessairement fermée, et c’est la loi positive qui est nécessaire pour la rectitude de la vertu de justice qui risque toujours d’apparaître comme le critère dernier.
Certes, la loi naturelle reste toujours plus profonde que la loi positive, mais depuis le péché originel notre volonté est si faible pour la rendre efficace, et même pour la déterminer de l’intérieur, et toute notre sensibilité est si détraquée, que de fait la loi positive et le juridique risquent toujours de s’imposer à la vertu de justice. Mais la loi nouvelle (la grâce et les vertus théologales) donne à la morale naturelle une nouvelle inspiration, une nouvelle finalité, une nouvelle intériorité et une nouvelle vigueur.

Le docteur Préaut me disait souvent que pour le socialisme français, seule la justice comme vertu de la raison et de la volonté a valeur par elle-même. C’est pourquoi le socialisme français place la société et l’Etat au-dessus de la famille. Pour lui la famille reste uniquement au plan de l’affectivité. Elle est nécessaire comme la nourriture, comme un certain sens de la nature, mais elle doit être dépassée, car il ne peut voir comment elle peut être rectifiée de l’intérieur même, et prolongée directement vers dieu. Préaut ajoutait : « Si pour vous, chrétiens, l’affectivité peut être transformée par la grâce, les vertus théologales et les dons du Saint Esprit, je comprends que vous mettiez la famille au-dessus de la société. »

Ceci me semble nécessaire encore plus profondément pour comprendre le personnalisme chrétien et l’enseignement de Vatican II, qui place la personne humaine, âme et corps, au-dessus de toutes société et de tout l’univers de la lumière et de la vie. Il faut mettre alors au fond du cœur de l’homme un amour véritable et un amour nouveau. Mais cet amour véritable dépasse la vie affective et la vie sexuelle au plan de la nature. Il est à la source de toute la conscience humaine, et chez l’adulte il ne peut exister sans la grâce de Dieu, sans la charité.

Résumé général : Le secret du cœur de l’homme

Il y a un parallélisme profond ente les trois aspects du mystère de l’Eglise :Le corps mystique de Jésus constitué « substantiellement » par la grâce sanctifiante et signifiée par les sacrements, Le peuple de Dieu en marche vers le Royaume, qui dès l’origine a été conduit par 12 apôtres ayant chacun sa spiritualité propre, Une société spirituelle parfaite, indépendante de l’Etat, avec ses institutions divines, ses ministres et son autorité,
et les trois épaisseurs de la conscience humaine :Sa source : la conscience d’amour qui constitue la personne dans sa relation aux Personnes divines et dans sa libération intérieure par rapport aux concupiscences. Le domaine de la mystique nouvelle. Son esprit : la conscience spirituelle et communautaire qui nous met en harmonie avec l’univers de la lumière et de la vie, constitué en vue d’une vie de foi et d’espérance, Sa raison et son vouloir : la conscience de raison, qui commence avec la conscience morale et se prolonge ensuite en les sciences et les techniques. L’homme est bien appelé à construire une cité, une société civile de justice, qui impliquera sa culture et sa civilisation, mais qui doit être tout inspirée et finalisée par un esprit et un cœur nouveau.

Tout ce temps d’épreuve et de préparation m’a fait approfondir cette conscience du cœur, qui est le secret et la source de la conscience humaine, par où elle diffère profondément de la conscience de l’animal et aussi de celle de l’ange. L’homme doit toujours se défendre à la fois du matérialisme et de l’angélisme ou du mysticisme. L’Incarnation nous défend des deux.

Freud a parfaitement découvert qu’au fond de la conscience de l’homme il y a une faille, une blessure profonde, ou plutôt, pour lui, une cassure. Pour lui, en définitive, l’instinct de mort est plus profond que l’instinct de vie. Mais il méconnaît le Sauveur qui peut nous guérir. Et dans sa conception matérialiste, une vraie guérison n’est pas possible. Freud est plus près de Calvin et de Jansénius que de la doctrine catholique. Pour lui, le fond du cœur est corrompu, ou plutôt ce n’est pas un cœur mais un « ça », un fond essentiellement trouble, constitué uniquement par des pulsions instinctives.
La société doit nécessairement contenir ces pulsions anarchiques et contradictoires. Elle ne peut le faire que de l’extérieur, par ses règles, qui sont naturellement ressenties comme des censures. L’homme raisonnable est celui qui sait constituer en lui un moi, compromis entre le ça et le surmoi. C’est un homme fort, qui a une agressivité dominante, mais qu’il sait utiliser pour se maîtriser et s’harmoniser de lui-même avec les autres.
Cette position psychologique peut s’harmoniser parfaitement avec le marxisme et tous les fascismes. Elle accorde à la société, à la loi positive, à ses règlements, un rôle prédominant. Le marxisme accordera au travail humain un rôle plus important ; Freud à l’analyse psychologique, aux psychologues et aux médecins, qui remplacent les prêtres.

Pour dépasser ces deux positions et ouvrir la voie à la conversion et à l’évangélisation chrétienne, il faut redécouvrir le cœur de l’homme, le cœur du tout-petit, du pauvre, de l’agonisant, redécouvrir que ce cœur a été blessé, certes, mais qu’il n’est pas corrompu. Certes ce cœur implique des pulsions instinctives, il est incarné en une chair faible, tourmentée, détraquée depuis la faute. Mais ce cœur garde toujours en lui, au plus profond de lui, une matière créée par Dieu, directement sous l’emprise de l’Esprit Saint, qui en un sens garde sa virginité foncière.
Le secret de ce cœur est d’être composé d’esprit et de matière. Mais cet esprit est avant tout une inspiration d’amour, qui dépasse l’homme, sa psychologie, ses analyses. Il est un mystère naturel pour lui. C’est par là que cet homme est immortel, ou plus exactement a une semence d’éternité (car si les idées sont immortelles, m’amour est éternel. Et cette semence d’éternité est le levain qui peut transformer toute la pâte humaine et terrestre.

Certes il importe beaucoup de bien maintenir la distinction entre l’amour naturel et l’amour surnaturel. Mais l’amour surnaturel présuppose cet amour naturel. Et c’est bien par là que Dieu réalise son œuvre par la religion. Cet amour naturel de la partie pour le tout constitue le cœur de l’homme en son secret, et le distingue radicalement de l’animal, dont la vie consciente est menée par l’instinct.
Mais cet amour naturel implique toujours une espérance et une foi. Le tout-petit de l’homme naît dans une dépendance radicale de sa maman, mais celle-ci n’est pas d’abord une maman captative.  Certes elle lui est unie par un premier amour naturel pur, sans passion, mais avant tout pour être son aide, son assistante, la servante de la nature, et par là de Dieu : elle doit lui apprendre à bien respirer, à manger, à se comporter comme un fils d’homme, et par là un fils de dieu, en toute sa vie. Très vite, la maman est aussi la maîtresse qui lui apprend les premiers noms, les noms substantiels, qui sont comme les bases, les références dernières. L’école maternelle est bien l’école fondamentale.
Nous avons là les présupposés des trois vertus théologales. Certes Jésus nous apporte une grâce qui vient donner un amour nouveau, proprement surnaturel, qui vient directement de l’Esprit Saint, qui nous emporte dans le sein du Père et nous fait frères de Jésus. Mais il s’enracine à cette profondeur, et il nous fait découvrir comment notre corps humain est le grand chef-d’œuvre de l’Esprit Saint, mais il est son chef-d’œuvre si on ne le considère pas comme une chose, mais comme le signe et l’instrument de son amour, de son jeu divin d’amour.
Et ce jeu divin de l’Esprit Saint s’exerce sous un double régime : celui de l’amour naturel quand il nous met en harmonie avec le tout, avec les communautés et les sociétés ; et celui de l’amour surnaturel quand il nous prend comme son bien-aimé, comme une personne, pour nous unir immédiatement au Cœur de Jésus et de Marie, pour faire de chacun de nous un vrai fils du père. Mais alors il exige de nous que nous redevenions des tout-petits, des pauvres. Dans son immense miséricorde, l’Esprit Saint prend toujours le petit reste que les hommes rejettent pour en faire ses privilégiés.
C’est bien à ce niveau que se situe la nouvelle mystique que Jésus est venu apporter à la terre : cette nouvelle mystique non plus destinée à une élite, mais aux petits et aux pauvres, car elle est accompagnée de noms (les dogmes) et de gestes d’amour (les sacrements). Et Jésus nous donne sa Mère pour nous y former. C’est bien là le don le plus précieux que Jésus nous a fait par sa grâce et les sacrements. C’est là que se situe le Corps mystique. Cette mystique donne aux pauvres ce que nos contemporains cherchent avec le yoga, le zen, la méditation transcendantale…

Mais sans ce premier don, principe et fin de tout, il est impossible de défendre et de développer la nouvelle spiritualité chrétienne destinée à ce peuple immense, si différente de la spiritualité à la fois stoïcienne et épicurienne qui renaissent avec l’existentialisme moderne. Cette nouvelle spiritualité chrétienne a sa règle d’or : le nouveau commandement. Pour bien la comprendre, il ne faut jamais la séparer ni de la mystique surnaturelle, des trois vertus théologales et du don de sagesse, ni de la morale chrétienne.
Jésus, par sa vie cachée et sa vie apostolique, et surtout sa Passion, est venu aussi nous apporter une nouvelle morale dont il a voulu être avec Marie et les apôtres le modèle si concret et si éminent. Certes cette morale est toujours une morale de la justice, d’une justice approfondie et étendue, mais elle met en même temps en relief toutes ces petites vertus secondaires pour les philosophes (celles de la famille et des rapports quotidiens et individuels), qui deviennent les grandes vertus évangéliques, celles du Discours sur la montagne : l’obéissance jusqu’à la mort sur la croix, l’humilité, la patience et la persévérance, la douceur, la miséricorde, l’amabilité, etc.
Jésus est venu nous révéler et nous donner tout ce qui permet de purifier et de former notre cœur, et qui est le trésor des pauvres : une nouvelle mystique, une nouvelle spiritualité et une nouvelle morale. Toutes les institutions divines de son Eglise sont pour nous aider à vivre à ce niveau.Et il a laissé à l’homme le soin de développer par lui-même sa conscience de raison et de vouloir. Mais il lui rappelle sans cesse que tout ce domaine doit être inspiré et finalisé par les dons nouveaux du cœur. Certes, le riche, le puissant, est aussi appelé au Royaume de dieu. Certes, Jésus nous a donné aussi la parabole des talents, et dans la parabole des talents, c’est celui qui est le plus doué par Dieu qui est le plus fidèle. Mais s‘il ne développe pas ses talents comme un serviteur des pauvres, s’il développe en lui son orgueil d’homme, il risque toujours de s’unir à l’antéchrist qui se fait nécessairement le complice de Satan et risque de conduire l’humanité à sa ruine.

11 mars 1977

2 commentaires

  1. Merci encore . Témoignage très émouvant d’un homme , d’un religieux , dont la piété , la délicatesse et la capacité d’analyse ou l’intelligence sont évidentes . C’est en même temps terrifiant sur une certaine machine à broyer discrétionnaire aux fonctionnements opaques . En l’occurrence l’affaire du Saulchoir ressemble à une plaie purulente non traitée et seulement recouverte dont , de fait , on ne parle pas ….. ou très peu , de façon confidentielle ( cf un livre récent d’E.Fouilloux sur « l’affaire CHENU » au parti pris assez évident ) et semble jouer un rôle déterminant

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